Conférencier : Pierre-Jean Luizard, Directeur de recherche au CNRS, historien spécialiste du Moyen-Orient et du Proche-Orient, en particulier de l’Irak, de la Syrie et du Liban. Les Printemps arabes ont partout entraîné l’affaiblissement de l’Etat. Dans certains pays où l’Etat est une création européenne récente, sous le régime des mandats (Irak, Syrie, Liban) ou d’une tutelle (Libye), cet affaiblissement de l’Etat est allé de pair avec une remise en cause tacite ou implicite de sa légitimité. L’Etat en place a été confronté à une multitude de revendications, confessionnelles et ethniques en dernier ressort, et à l’éclatement de son autorité en tant que centre et siège du pouvoir. L’Etat yéménite, qui est aussi remis en question, n’est pas, comme les Etats cités, une création coloniale. Il a résulté d’un consensus né en 1990 pour réunir sous un même Etat des régions qui n’avaient jamais vraiment vécu ensemble. La faillite des Etats a laissé le champ grand ouvert à un nouvel acteur : la mouvance salafiste-djihadiste. Quiétiste et piétiste durant des décennies, en opposition aux « islamistes » prêts à jouer le jeu de la démocratie (élections libres, nouvelle constitution, système parlementaire), la mouvance salafiste a pris, dans la foulée des Printemps arabes, un virage à 180 C° qui l’a fait entrer de plein pied dans la politique. Le défi que les salafistes-djihadistes manifestent face aux Etats en place n’a pas abouti partout aux mêmes résultats : si, en Irak, le groupe Etat islamique, qui a proclamé le califat, a poursuivi une logique unitaire sunnite exclusiviste (le califat comme élément fédérateur des identités régionales au nom d’un sunnisme transnational), à l’image de Jabhat al-Nosra en Syrie, et d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), en Libye, à partir du triomphe d’identités locales longtemps réprimées avec leur pluralité d’allégeances tribales et régionales, nous assistons à une fragmentation à l’infini de la société. Le succès de l’Etat islamique manifeste ce processus de délégitimation des Etats à la faveur de conflits confessionnels et/ou régionaux. En comparant les processus de délitement de cinq Etats arabes (Irak, Syrie, Liban, Libye, Yémen), il est possible d’apporter un éclairage sur le mouvement d’ampleur régionale de remise en question du système étatique et frontalier moyen-oriental à laquelle l’Europe est aujourd’hui confrontée. Le recours à l’Histoire se révèle ici précieux pour comprendre les enjeux d’aujourd’hui.
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