Haïti 

Les raisons de la colère

Depuis une semaine, Haïti est en ébullition. Les manifestations appelant à la démission du président Jovenel Moïse se sont étendues dans plusieurs villes du pays et ont déjà fait au moins huit morts et des dizaines de blessés. Au-delà des pneus brûlés et des commerces pillés, que cache cette flambée de colère ?

Pour comprendre l’origine de la révolte, il faut remonter à l’été 2018, signale le rédacteur en chef du quotidien Le Nouvelliste Frantz Duval, joint à Port-au-Prince.

À l’époque, l’annonce d’une hausse soudaine du prix de l’essence avait provoqué une première vague de protestations, forçant le gouvernement à revenir sur sa décision. La crise de juillet dernier avait d’ailleurs fini par emporter le premier ministre de l’époque, Jack Guy Lafontant, qui a quitté son poste dès septembre.

Incapable de renflouer ses coffres en laissant monter le prix du carburant, le gouvernement a reporté ses velléités de taxation ailleurs, avec des conséquences catastrophiques. Les prix des denrées les plus essentielles, comme le riz, se sont emballés, l’inflation a atteint 15 %, et la devise haïtienne a perdu 40 % de sa valeur.

« La crise est en grande partie économique et le gouvernement n’a pas de recette pour la régler. »

— Frantz Duval, rédacteur en chef du quotidien Le Nouvelliste

Une crise d’une gravité sans précédent, même pour Haïti qui n’en est pas à une catastrophe près. « Haïti a atteint un seuil critique, que l’on a rarement vu », constate François Audet, directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal.

Dans un pays qui est déjà le plus pauvre du continent américain, les gens n’ont pas de gras dans lequel couper pour passer à travers la tempête. Leurs dépenses sont déjà coupées à l’os…

La frustration se cristallise sur le président

Mais il n’y a pas que l’économie. Il y a aussi la politique.

Le 4 février dernier, la Cour supérieure des comptes a rendu public son rapport sur ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire PetroCaribe » – un gigantesque scandale de corruption touchant la gestion des fonds prêtés à Haïti par le Venezuela depuis une décennie.

Un canal qui a permis à six gouvernements successifs de lancer pour quelque 2 milliards de dollars de projets sans trop se soucier de la manière dont l’argent serait dépensé. Budgets qui explosent, projets inachevés, fonds attribués n’importe comment et sans suivi. Ce rapport dévastateur a beau éclabousser la classe politique haïtienne qui le dirige depuis une douzaine d’années, la frustration des Haïtiens s’est cristallisée sur le président actuel, qui est contesté depuis son arrivée au pouvoir, il y a deux ans.

D’abord parce que certains de ses proches ont été épinglés par le scandale. Mais aussi parce qu’après avoir promis mer et monde aux Haïtiens – il s’était donné moins de deux ans pour électrifier le pays entier –, Jovenel Moïse a été « rattrapé par la réalité économique », selon les mots de François Audet. En d’autres mots, il n’avait pas les moyens de ses immenses ambitions, contribuant au cynisme ambiant.

Récemment, Jovenel Moïse a promis de lancer un « dialogue » avec la population, question d’apaiser les esprits. « Le dialogue n’a toujours pas eu lieu, et il n’y a pas eu non plus une seule poursuite contre ceux qui ont dilapidé les fonds publics », résume Frantz Duval.

« Jovenel Moïse avait créé beaucoup d’espoir, mais aujourd’hui, on a l’impression d’un gouvernement en panne. »

Vers une relève de la garde ?

Cette semaine, le milieu des affaires a commencé à se distancier du gouvernement, ouvrant la porte à une relève de la garde.

De plus en plus de représentants de la société civile dans de nombreux secteurs d’activité commencent à se distancier du président, affirme le réseau d’information haïtien AlterPresse. Selon ce dernier, les partis politiques qui récupèrent la grogne actuelle tendent aussi à se radicaliser.

Et il fallait y penser : l’un des principaux partis de l’opposition, Plateforme Pitit Dessalines, appelle à la nomination d’un… président autoproclamé, suivant en cela l’exemple vénézuélien.

François Audet ne voit pas beaucoup de solutions pour sortir de la crise.

« Ou bien le président réussit à reprendre le contrôle de la situation, mais ça me paraît très improbable dans le contexte actuel. Ou bien il s’en va et on se dirige vers une période de grande instabilité. »

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