Chronique Paradis fiscaux

Pas un cauchemar au Québec

Le sujet soulève les passions. Et c’est pire quand des études contredisent la croyance populaire.

Je parle du recours aux paradis fiscaux et de ses impacts sur les recettes fiscales de l’État. Pour la plupart des mortels, l’utilisation des paradis fiscaux représente une montagne d’impôts perdus, et ces impôts, ce sont les travailleurs de la classe moyenne qui doivent les payer pour compenser.

L’indignation est justifiée : le recours aux paradis fiscaux par les riches et les entreprises pour éviter indûment le paiement d’impôts doit être dénoncé avec vigueur. Mais quelle est l’ampleur du phénomène au Québec et au Canada ?

Or justement, une nouvelle étude vient d’être publiée sur le sujet par le professeur Julien Martin, de la Chaire de recherche UQAM sur l’impact local des firmes multinationales(1). Et l’impact est moins grand qu’on se l’imagine.

Au Québec, les entreprises parviennent à réduire leur facture fiscale de 5 % grâce à l’utilisation de paradis fiscaux. Si l’on applique cette proportion aux entreprises en Bourse du Québec – les plus susceptibles d’y recourir compte tenu de leur grande taille –, leurs économies fiscales mondiales s’élèveraient à quelque 290 millions par année.

En comparaison, pour les entreprises canadiennes, l’utilisation des paradis fiscaux permettrait de réduire leur facture fiscale mondiale de 7 %. Quant aux entreprises américaines, l’économie s’élèverait à 20 %, selon l’étude.

On s’entend pour dire que cette fuite de 5 % pour le Québec est petite – voire très petite – par rapport aux milliards de dollars qu’on entend souvent à droite et à gauche. Elle est beaucoup moins problématique que les 20 % aux États-Unis.

L’évitement de 5 % dont parle l’étude est semblable aux approximations faites par le ministère des Finances du Québec en 2015. Le Ministère s’en est remis à ses observations et aux calculs mondiaux du Fonds monétaire international (FMI), qui estime le phénomène à 5 % du total des impôts. Cette part de 5 % équivaudrait à 200 millions pour le Québec, selon le Ministère.

Le Ministère estimait par ailleurs que les pertes fiscales des particuliers seraient plus importantes, de l’ordre de 800 millions par année.

Pour faire son analyse, le chercheur Julien Martin, de l’UQAM, a repris la méthode utilisée pour les États-Unis par l’économiste français renommé Gabriel Zucman. Essentiellement, la méthode calcule les pertes fiscales en estimant la part des profits étrangers des entreprises qui sont réalisés dans des paradis fiscaux (où l’impôt est proche de zéro). À cette part, Zucman impute un taux d’imposition qui aurait été prélevé localement (aux États-Unis).

Deux raisons expliquent la grande différence entre les 7 % du Canada et les 20 % des États-Unis. D’abord, la part estimée des profits dans les paradis fiscaux est deux fois plus importante chez les entreprises américaines (50 % des profits étrangers) que chez celles du Canada (25 % des profits étrangers, 20 % pour les entreprises du Québec).

Ensuite, le taux de taxation pour la période analysée était beaucoup plus élevé aux États-Unis (34 %) qu’au Québec ou au Canada (environ 26 %). Outre l’impact purement mathématique de ce taux plus élevé sur l’estimation, une facture fiscale locale plus lourde peut avoir pour effet d’inciter les entreprises à recourir aux paradis fiscaux. Les autorités américaines viennent d’ailleurs de réduire ce taux de quelque 10 points de pourcentage.

Au Canada, note tout de même l’auteur, la part des paradis fiscaux dans les investissements étrangers a doublé depuis un quart de siècle, passant de 12 % en 1987 à 25 % en 2014.

À elle seule, la Barbade explique la moitié de la hausse, probablement parce que ce pays a eu une convention fiscale très avantageuse avec le Canada jusqu’en 2011.

De plus, les 5 % de fuite fiscale représentent en quelque sorte une moyenne pour les entreprises du Québec, mais dans les faits, l’évitement fiscal avec les paradis fiscaux est concentré entre les mains de quelques-unes seulement, dont la part ainsi évitée serait beaucoup plus grande que 5 %.

L’étude est basée sur une méthode scientifique rigoureuse, mais elle comporte des limites importantes et l’auteur en fait mention. Plus précisément, les données sur l’activité des sociétés à l’étranger – en particulier dans les paradis fiscaux – sont très limitées.

Autre réserve : l’étude ne fait pas d’estimation des impôts perdus par les gouvernements du Canada causés par les entreprises étrangères qui investissent ici par le truchement de paradis fiscaux. Or, les pertes fiscales au Canada viennent bien souvent davantage des entreprises étrangères qui investissent ici que des entreprises locales qui investissent ailleurs.

Il reste que dans l’ensemble, l’étude note que nos entreprises évitent beaucoup moins l’impôt avec les paradis fiscaux que leurs semblables américaines.

Par ailleurs, les paradis ne sont pas les seuls responsables des impôts moindres payés par les entreprises. De fait, le taux d’imposition effectivement payé entre 2010 et 2014 a été de 15,3 % en moyenne, soit plus de 10 points plus bas que le taux statutaire (26,9 %).

Outre les reports de pertes permis par la législation fiscale et le recours aux paradis fiscaux, les mesures des gouvernements sont les principales responsables de cet écart, comme le crédit d’impôt pour la R et D ou les affaires électroniques, de même que l’amortissement du coût en capital, par exemple.

(1) La Chaire est entièrement financée par l’UQAM. L’étude a été parrainée par le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), dont le financement vient d’une vingtaine d’institutions publiques et privées.

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