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Assassinat de Ben Laden : justice a-t-elle été rendue ?


Par Charles Benjamin
Professeur de science politique au Cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu

Un procès n’aura pas lieu pour juger Oussama Ben Laden, le leader de l’organisation terroriste al-Qaïda. Après une chasse de près de dix ans, l’homme le plus recherché de la planète a été tué le 1er mai 2011 par un corps d’élite américain lors d’un raid perpétré à sa résidence située en banlieue d’Islamabad, au Pakistan. Ce dénouement abrupt a donné lieu à de nombreuses interrogations au sujet de la légalité de l’opération américaine. Les détails contradictoires divulgués par la Maison-Blanche sur la mort de Ben Laden ont alimenté la suspicion envers les États-Unis. La lutte contre le terrorisme est-elle discréditée par les méthodes discutables mises en œuvre pour éliminer le dirigeant d’al-Qaïda ?

Souveraineté pakistanaise

Lors de son discours à la nation le soir de l’événement, le président Barack Obama s’est félicité de la disparition de l’ennemi numéro un des États-Unis en déclarant que « justice avait été rendue ». De son côté, le premier ministre Stephen Harper a affirmé que la mort de Ben Laden procurait un
« sentiment de justice » aux familles des 24 Canadiens décédés dans les attentats terroristes du 11 septembre 2001, commandités par le chef islamiste. Inculpé par une cour fédérale pour sa participation au double attentat contre des ambassades américaines en 1998, Oussama Ben Laden n’a pas fait l’objet d’un mandat d’arrêt et d’une demande d’extradition avant d’être tué au Pakistan. De telles mesures avaient pourtant déjà conduit à l’arrestation et la comparution devant le Tribunal pénal international de l’ancien président serbe Slobodan Milosevic pour son implication dans les massacres en Bosnie et au Kosovo. Elles avaient également permis le transfert à la prison américaine de Guantánamo de Khalid Cheikh Mohammed, l’un des principaux lieutenants d’al-Qaïda capturé au Pakistan en 2003.

Signe des relations fragiles entre les deux pays, l’intrusion au domicile de Ben Laden s’est déroulée sans l’accord préalable des autorités pakistanaises afin d’éviter que l’information ne parvienne au locataire et ne provoque sa fuite. Plusieurs parlementaires américains refusent de croire que celui-ci ait pu séjourner durant cinq ans dans une villa à proximité de la capitale pakistanaise sans avoir bénéficié de la protection de membres influents de l’armée ou des services secrets. Les États-Unis ont-ils enfreint les normes internationales en violant la souveraineté territoriale du Pakistan lors de leur raid contre le leader d’al-Qaïda ?

L’action du commando américain entre dans une catégorie imprévue du droit international. Elle visait à appréhender un acteur non-étatique à l’intérieur d’un pays contre lequel les États-Unis ne sont pas en guerre, et dont la responsabilité dans les événements de septembre 2001 n’a pas été démontrée. D’éventuelles preuves de la complicité entre al-Qaïda et les services de renseignement pakistanais, amassées lors de la perquisition chez Ben Laden, ne pourraient justifier une telle opération a posteriori. L’initiative américaine s’appuie également sur des précédents controversés. En janvier 2010, un activiste du Hamas a été assassiné par une équipe d’agents secrets israéliens dans un hôtel de Dubaï. Le Parlement russe a aussi adopté un projet de loi en 2006 autorisant le président à traquer de présumés terroristes au-delà des frontières de la Russie.

Cependant, la présence du militant saoudien au Pakistan a placé les autorités du pays dans une position précaire face aux États-Unis. En donnant ouvertement leur aval à une ingérence américaine sur leur territoire, les responsables pakistanais risquaient de provoquer une nouvelle vague d’attentats de la part des sympathisants locaux d’al-Qaïda désireux de venger la mort de leur idole. À l’inverse, l’incapacité ou le refus du gouvernement pakistanais de livrer Ben Laden à la justice américaine auraient fourni aux États-Unis un motif légal pour intervenir militairement. Le président du Pakistan, Asif Ali Zardari, a probablement choisi de fermer les yeux sur l’incursion clandestine américaine plutôt que d’avoir à affronter un tel dilemme.

Bien que le Pakistan ait menacé les États-Unis de représailles s’ils récidivaient, l’opération américaine contre Ben Laden pourrait avoir obtenu l’appui tacite des dirigeants pakistanais. En effet, certains analystes s’étonnent que les trois hélicoptères qui ont traversé l’espace aérien pakistanais aient pu échapper aux radars qui ceinturent les environs d’Islamabad. Un accord secret conclu en 2001 entre le président George W. Bush et son homologue pakistanais Pervez Moucharraf autorisait d’ailleurs les États-Unis à mener un raid unilatéral contre Ben Laden, sans d’abord en aviser le Pakistan.

Cible militaire légitime

Le récit exact du décès d’Oussama Ben Laden reste encore incomplet, mais certaines informations ont cependant été confirmées. Ce dernier a résisté à ses ravisseurs, mais n’était pas armé au moment de l’assaut. Une femme s’est interposée durant l’altercation et des coups de feu ont été échangés avec un occupant de la demeure. Les forces spéciales américaines ont atteint Ben Laden de deux projectiles et ont disposé de son corps en le jetant à la mer.

L’attentat contre Ben Laden s’ajoute à la vague d’assassinats ciblés qui s’est intensifiée depuis l’arrivée au pouvoir de l’administration démocrate. En 2010, la CIA a eu recours à des drones (aéronefs téléguidés) à 111 reprises pour tenter d’exécuter des présumés terroristes en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie et au Yémen. Selon l’organisme Human Rights Watch, ces frappes ont causé la mort de 957 civils cette même année. Les autorités américaines affirment que leur stratégie anti-terroriste est conforme au droit international puisqu’elle est appliquée dans une situation de conflit armé.

Le conseiller juridique du département d’État, Harold Koh, a fait valoir que la guerre que livrent les États-Unis au groupe terroriste al-Qaïda permet au président de pourchasser et d’éliminer ses combattants, sans toutefois préciser l’étendue du champ d’action américain. Cette offensive est menée en riposte aux attaques du 11 septembre 2001, en vertu du « droit naturel de légitime défense » inscrit dans l’article 51 de la Charte des Nations unies. Une résolution du Congrès américain, votée le 18 septembre 2001, autorise également le président à employer « toute la force nécessaire et appropriée » contre les personnes impliquées dans ces attentats. Enfin, les assassinats ciblés effectués en période de guerre ne contreviennent pas au décret présidentiel 12333, signé en 1981, qui interdit cette pratique en temps de paix.

Au regard des lois de la guerre, Oussama Ben Laden constitue une cible militaire légitime, croient les responsables américains. Malgré qu’il ne partage pas les attributs des soldats réguliers, le chef djihadiste possède le statut de combattant en raison de sa « participation directe et continue aux hostilités ». Les Conventions de Genève lui accordent néanmoins une protection s’il « exprime clairement son intention de se rendre » à ses opposants. Ben Laden n’a toutefois pas manifesté cette volonté avant d’être abattu, a assuré le procureur général des États-Unis, Eric Holder. Celui-ci a même soutenu qu’un bombardement aérien aurait pu être envisagé, privant Ben Laden de la possibilité de capituler.

Exécution extrajudiciaire

Ces fondements juridiques ont été contestés par de nombreux observateurs qui préfèrent interpréter le raid américain comme une opération policière contre un criminel. En effet, l’assaut contre Ben Laden a été donné à l’extérieur du théâtre d’opération de la campagne Enduring Freedom, déclenchée en Afghanistan en 2001. Les capacités du célèbre terroriste étaient aussi très affaiblies avant qu’il ne soit exécuté. Il ne dirigeait plus une structure de commandement opérationnelle et son coursier constituait l’unique lien entre lui et le monde extérieur. Par conséquent, plusieurs experts doutent que les dispositions de l’article 51 de la Charte offrent un cadre légal à une intervention au Pakistan, et que les lois de la guerre puissent être appliquées.

Si les Navy Seals ont tiré sur Oussama Ben Laden alors qu’il était désarmé, ou si le président Obama leur a donné l’ordre initial de tuer leur victime, les États-Unis pourraient avoir commis une exécution extrajudiciaire qui contrevient aux lois internationales et à leurs propres règles d’engagement. En dehors d’un contexte de guerre, les troupes américaines ne devraient ouvrir le feu qu’en dernier recours, uniquement si leur vie est directement en danger. Selon les derniers renseignements obtenus, les soldats qui ont pénétré dans le domicile de Ben Laden n’étaient pas confrontés à une situation de légitime défense individuelle et ont donc agi de manière disproportionnée.

Les assassinats ciblés ont des antécédents anciens. En 1943, l’armée américaine a abattu l’avion transportant l’amiral Yamamoto, l’un des principaux architectes de guerre japonais. Ces assassinats perpétrés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme sont cependant plus problématiques puisqu’ils ont souvent lieu à l’extérieur d’une zone de guerre déclarée. Le réseau terroriste al-Qaïda opère désormais à partir de cellules indépendantes implantées dans des dizaines de pays. Le 6 mai 2011, cinq jours après la disparition de Ben Laden, un drone américain a tenté d’assassiner Anwar al-Aulaqui, un citoyen américain qui dirige une filiale de l’organisation au Yémen. L’utilisation de ces appareils est contraire aux règles internationales car ils sont contrôlés par des fonctionnaires civils à partir du quartier général de la CIA en Virginie.

Bien qu’elles soulèvent d’importantes questions légales, les opérations commando comme celle qui a entraîné la mort de Ben Laden risquent d’être politiquement rentables pour les gouvernements des pays démocratiques. Elles ont le mérite d’épargner la vie de leurs soldats, de permettre des économies au trésor public et de minimiser le nombre de victimes « collatérales ». Le recours à un assassinat ciblé contre Saddam Hussein a été sérieusement envisagé par le président George W. Bush avant qu’il ne décide d’envahir l’Irak en 2003. Cependant, ces méthodes remettent en question les fondements de l’État de droit. En empêchant la tenue du procès d’Oussama Ben Laden, les États-Unis ont ignoré les principes élémentaires de la justice, qui donnent à chaque accusé le droit de subir un procès juste et équitable.

Pour aller plus loin

Philip Alston, Report of the Special Rapporteur on extrajudicial, summary or arbitrary executions, United Nations Human Rights Council, 28 mai 2010.
Aidan Lewis, « Osama Bin Laden : Legality of killing questioned », BBC News, 7 mai 2011.
Delcan Walsh, « Osama bin Laden mission agreed in secret 10 years ago by US and Pakistan », The Guardian, 9 mai 2011.

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