Du conflit en Syrie à l'islamisme décrypté:

Deux experts de l’IEIM décortiquent des enjeux phares du monde arabe

Avec Sami Aoun et Rachad Antonius

Le professeur Sami Aoun, chercheur invité à l’IEIM, directeur de l’observatoire sur le Moyen-Orient, nous parle des enjeux démocratiques et géostratégiques en Syrie.


« Islamisme, islamophobie : l’enjeu du rapport à l’autre » Une conférence de Rachad Antonius dans le cadre des journées de la langue et de la culture arabes, une collaboration de l’ École de langues de l’UQAM et de l’IEIM

Les Journées de la langue et de la culture arabes se sont conclues vendredi le 7 avril, après trois jours de discussions enlevantes, de musique envoûtante et d’art magnifique. Parmi les moments forts de cet événement unique dédié à cette région du monde, à sa culture et à sa diversité, les conférences des professeurs Rachad Antonius et Sami Aoun, tous deux membres de l’Institut d’études internationales de Montréal (IEIM), auront permis de lever le voile sur des enjeux majeurs actuels en regard du monde arabo-musulman.

Entre islamisme et islamophobie

C’est le professeur du département de sociologie de l’UQAM Rachad Antonius, également membre du Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC), qui a ouvert le bal mercredi soir dernier avec sa conférence portant sur l’islamisme et l’islamophobie au Québec. S’adressant à une salle comble, le professeur Antonius a tenté de démontrer comment la problématique de l’islamophobie, à la fois les aspects terminologique et social, a évolué au Québec dans les dernières années. Par la suite, il a décortiqué l’islamisme en tant qu’idéologie, puisque selon lui pour expliquer l’islamophobie, il faut d’abord comprendre l’islam.

« Je prétends qu’on comprend mieux ce qui relève de l’islamophobie et ce qui n’en relève pas lorsqu’on intègre dans l’analyse le phénomène de l’islamisme, et je crois aussi qu’on peut mieux lutter contre l’islamophobie, car on évite alors de se tromper de cible. Il faut comprendre ce qui se passe au sein des sociétés musulmanes sur ces débats», explique ainsi le professeur Antonius.

Selon lui, la question de l’islamophobie est devenue un élément important dans le débat public et ce, même avant la tuerie de Québec. Les rapports entre les musulmans (comme individus et comme groupes) ont été rendus difficiles à la fois par les demandes d’accommodement raisonnable que par les discussions sur l’identité nationale, etc. « Il y avait donc une tension, et il y a eu des réactions assez violentes au niveau verbal, très hostiles aux comportements des musulmans, et quelquefois à leur présence même. On a vu un courant d’extrême-droite se constituer tranquillement autour de l’enjeu de l’islam au Québec ».

Or, il existe deux discours qui ne communiquent pas. D’une part, certains affirment que le problème principal est l’islamisme et que c’est un danger pour le Québec, alors que d’autres croient plutôt que le problème est l’islamophobie et la marginalisation des musulmans. Selon M. Antonius, le débat sur la question est bien mal parti, puisqu’on ne tient pas compte de tous les éléments qui permettent de mieux comprendre l’ensemble des enjeux en présence.

Un terme trop englobant

Pendant sa conférence, il a ainsi tenté de décortiqué le terme « islamophobie ». « Je pense que ce terme désigne des choses qui relèvent du racisme quelquefois, mais beaucoup d’autres qui ne relèvent pas du racisme. Et il ne faut pas l’utiliser de façon équivalente à « racisme antimusulman », explique-t-il. Si le terme comprend un aspect qui relève d’une peur viscérale de l’islam et donc de l’utilisation du suffixe « phobie », on l’utilise à tort pour désigner tout discours anti-islam. « Il faut savoir où s’arrêtent les frontières qui séparent l’islamophobie de ce qui ne l’est pas. Est-ce que quelqu’un qui critique les discours islamistes, c’est de l’islamophobie ? D’après moi, non. Mais les promoteurs du concept l’utilisent pour désigner toute critique de l’islam comme idéologie ».

Ainsi, selon le professeur de sociologie, le fait d’évaluer un discours négativement et de le critiquer ne signifie pas nécessairement d’une forme de stigmatisation. « Je veux avoir le droit de critiquer les discours mêmes s’ils se prétendent bénéficier d’une légitimité religieuse. Je ne veux pas qu’il y ait de la discrimination contre les individus. Mais je peux très bien discuter des discours », affirme-t-il. Or, le problème c’est que le terme « islamophobie » mélange tout et qu’il ne permet pas de faire cette distinction essentielle. C’est pourquoi M. Antonius croit qu’il faut faire une déconstruction du terme, mais qu’il faut aussi faire le lien avec l’islamisme.

Évolution de l’islamisme

Au sein même de l’islam, il existe des débats importants. Notamment, il n’existe pas de consensus sur le port du voile. « Il y a une lutte de fond pour déterminer ce qu’est le vrai islam, au sein même des sociétés musulmanes. Comment voulez-vous qu’on s’y retrouve si on n’est pas spécialiste », explique M. Antonius.

Le professeur s’intéresse ainsi au discours islamiste. Selon lui, l’aspect commun de toutes les formes de ce discours, c’est qu’il vise à mettre la norme islamique au cœur du système politique. C’est un discours qui est politique, et non pas un discours religieux. S’il y a des variations au niveau des normes considérées essentielles et des moyens privilégiés pour les insérer dans le système politique (élections ou violence, etc.), l’idée centrale demeure qu’il faut mettre la norme islamique, donc le dogme, au cœur du système législatif, au cœur de la loi.

« À partir du moment où on met les règles du dogme religieux au cœur du système politique, l’exclusion religieuse devient aussi une exclusion politique. C’est ça qu’il faut comprendre. Si on ne le comprend pas, on n’est pas capable de se positionner correctement par rapport à certains enjeux locaux », affirme ainsi le professeur.

Or, de nombreux musulmans sont très critiques de cette intrusion du religieux dans le système politique. Ils se positionnent comme non-croyants, ou encore à partir d’une autre lecture du dogme davantage en continuité avec l’histoire des sociétés musulmanes. En fait, le professeur Antonius explique que l’islam qu’on retrouve aujourd’hui provient de la doctrine wahhabite, originaire d’Arabie Saoudite, qui s’est fortement répandue à partir des années 1960 et qui s’est désormais imposée. « L’Arabie Saoudite a dépensé quelque chose comme 90 milliards de dollars pour répandre sa version wahhabite de l’islam. Cette vision est devenue dominante aujourd’hui ».

Le professeur s’est donc efforcé pendant sa conférence de remettre les pendules à l’heure et de rappeler que la conception actuelle de l’islam n’a pas toujours été telle quelle.

Syrie: enjeux d’hier à aujourd’hui

L’après-midi du 6 avril a quant à lui été dédié au conflit syrien et à ses conséquences. Le professeur de l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et directeur de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM, Sami Aoun, a ainsi présenté une conférence portant sur les enjeux démocratiques et géostratégiques du conflit syrien.

Selon lui, pour comprendre le conflit syrien actuel, il faut être en mesure de retracer les différents paliers d’analyse en présence. Le premier fait référence à l’aspect démocratique interne, tandis que le second porte plutôt sur l’élargissement du conflit vers une « guerre de procuration », où différents États se sont immiscés pour leurs intérêts propres.

Pour ce faire, il a commencé en abordant la question de la révolte en Syrie il y a six ans, à l’époque du printemps arabe. « Il y a eu un soulèvement en Syrie, alors que la jeunesse voulait déverrouiller le système en place, critiquant un régime incapable de répondre aux besoins et aux ambitions des jeunes », explique le politologue. Ce soulèvement avait les mêmes ambitions que les autres pays du printemps arabe, c’est-à-dire la démocratisation du système politique, l’instauration de plusieurs partis politiques, etc. Or, contrairement à ce qui s’est produit en Tunisie, les Syriens n’ont pas su mobiliser la cause démocratique. « Ce qui a réussi en Tunisie a été un désastre en Syrie. Les ambitions sont tombées dans un trou noir, que j’appelle le champ de bataille », explique M. Aoun.

Le professeur affirme ainsi que le régime n’a pas su faire de concessions aux rebelles qui, eux-mêmes, ne parvenaient pas à s’entendre sur les moyens de parvenir à leurs fins. Or, d’autres puissances ont profité de cette instabilité interne et le conflit, d’abord une guerre civile, est devenu une guerre sectaire entre les musulmans chiites et sunnites. En effet, l’Iran est venue en support au régime de Bachar al-Assad et la Syrie a été perçue comme le siège de l’expansion chiite. De son côté, la Turquie est devenue un refuge pour les opposants au régime Assad.

Vers une « guerre de procuration »

« Deux puissances, l’Iran et la Turquie, ont croisé le fer et le champ de bataille syrien, qui aurait pu être un chantier de reconstruction, s’est transformé en un lieu typique de la grande discorde avec d’un côté un régime alaouite, appuyé par une puissance chiite, et de l’autre un pays sunnite », explique le professeur.

Or, d’autres acteurs doivent également être considérés dans l’analyse actuelle de la situation, notamment les États-Unis, qui sont les grands absents de ce conflit. « Les États-Unis d’Obama ont choisi de se distancer du conflit syrien, considérant qu’ils n’avaient pas d’intérêts sur place ni d’allié fiable à qui accorder leur appui », explique le professeur Aoun.

Ainsi, ce « vacuum » américain s’est avéré une chance inespérée pour la Russie de Vladimir Poutine, qui a vu la possibilité de prendre sa revanche et de faire un retour au Moyen-Orient. « La Russie est devenue la puissance la plus décisive du conflit syrien. Son insertion en Syrie était plutôt symbolique, mais ça lui permettait de redevenir une puissance polaire ». Le but ultime de Poutine étant finalement de retourner au Moyen-Orient et d’obtenir une certaine reconnaissance des États-Unis, afin qu’ultimement ces dernier assouplissent les sanctions économiques qu’ils leur imposent.

La conférence de M. Aoun s’est terminée sur la question de l’utilisation d’armes chimiques par le régime Assad et de la posture des États-Unis. « Le président Trump pourrait en profiter pour faire une guerre externe et détourner l’attention de ses scandales internes », a finalement prédit l’expert en géopolitique du Moyen-Orient. En effet, le soir même, les États-Unis ont effectué une frappe militaire en Syrie en réponse à l’utilisation d’armes chimiques, présumément par le régime Assad.

Un colloque international organisé par l’Observatoire du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord et dirigé par le professeur Aoun, en partenariat avec la Chaire Raoul-Dandurand et l’Institut d’études internationales de Montréal (IEIM), se tiendra le 21 avril prochain à l’auditorium de la Grande bibliothèque à Montréal. Intitulé « Vers un nouvel ordre au Moyen-Orient : enlisement, réformes et repositionnements diplomatiques », ce colloque sera l’occasion de faire le point sur la question syrienne au sein des turbulences au Moyen-Orient et de discuter du repositionnement politico-diplomatique des puissances vis-à-vis cette région du monde encore en état de guerre.

Pour accéder à l’entrevue avec les organisatrices de l’École de langues de l’UQAM et de l’IEIM.

Pour accéder à l’article de la conférence d’ouverture ainsi que voir la programmation de l’événement.

Article écrit par Karine Pontbriand, candidate à la maîtrise en communication, UQAM.

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