L’armée australienne se retrouve dans la tourmente en raison du comportement « consternant » de soldats des forces spéciales qui auraient tué illégalement des dizaines de civils durant leur déploiement en Afghanistan.

Alors que ses dirigeants peinent à gérer les retombées d’un rapport recommandant l’ouverture d’enquêtes policières pour de possibles crimes de guerre, The Guardian a révélé mardi l’existence de photos montrant un membre des forces spéciales buvant de l’alcool dans la prothèse de jambe d’un « combattant taliban » tué en 2009.

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Le quotidien The Guardian a révélé mardi l’existence de photos montrant un membre des forces spéciales buvant de l’alcool dans la prothèse de jambe d’un « combattant taliban » tué en 2009.

D’autres photos prises dans la province afghane d’Orozgan à la même époque montrent, selon le quotidien britannique, des soldats en train de danser avec la jambe en question.

Les images constituent, de l’aveu de plusieurs spécialistes, une illustration de plus de la « culture guerrière » toxique qui s’était développée parmi ces soldats d’élite durant leur déploiement en Afghanistan.

Leur divulgation survient quelques semaines après qu’un juriste a terminé une enquête exhaustive visant à faire le point sur de nombreuses allégations d’abus mises en lumière au fil des ans par les médias australiens.

Le général de division Paul Brereton a déterminé, après quatre ans de recherche, qu’il existe des preuves « crédibles » suggérant que 25 soldats ont tué illégalement 39 Afghans ou agi comme complices durant la période du déploiement australien, de 2005 à 2016.

Dans tous les cas, les victimes étaient des civils ou des personnes « hors de combat » qui sont protégées par le droit humanitaire international.

L’enquête a aussi révélé que de jeunes soldats étaient appelés par leur commandant à tuer un prisonnier pour « enregistrer leur premier mort », une forme de rituel initiatique.

On reproche aussi aux forces spéciales d’avoir dissimulé la nature de leurs actions en disposant des armes, des radios ou des grenades près des cadavres des victimes.

Les commandants de patrouille – qui étaient considérés comme des « demi-dieux » par les soldats sous leurs ordres – cachaient leurs actions à leurs supérieurs, souligne le rapport.

Les allégations suggérant que des abus avaient cours étaient régulièrement écartées comme de la « propagande » émanant des talibans, empêchant toute reddition de comptes.

Le général de division Brereton espérait initialement que ses recherches permettraient d’écarter les rumeurs de crimes de guerre.

« Nous ne souhaitions pas arriver à de telles conclusions. Elles nous diminuent tous », a-t-il déclaré.

Une culture « profondément abusive »

La haute direction de l’armée a promis d’adopter l’ensemble des recommandations du rapport et a assuré que les soldats mis en cause seraient sanctionnés, administrativement ou criminellement, selon la gravité de leurs gestes.

La culture des soldats des forces spéciales australiennes était « profondément abusive » et les poussait à « glorifier les exécutions », déplore Patricia Gossman, directrice adjointe de la division Asie de Human Rights Watch.

« Ce qu’on apprend défie l’entendement. On se demande comment les forces spéciales ont pu tomber aussi bas », relève Mme Gossman, qui s’inquiète de la capacité et de la volonté des autorités australiennes à mener l’exercice de reddition de comptes à terme.

Une enquête portant sur les forces spéciales britanniques, qui faisaient face à des allégations similaires, s’est terminé en 2020 après six ans sans aucune mise en accusation, relève-t-elle.

Christopher Elliott, spécialiste des questions militaires rattaché au King’s College de Londres, note que les « crimes de guerre » imputés aux forces spéciales australiennes étaient le résultat d’une « tempête parfaite ».

Les membres des forces spéciales sont formés à part des soldats ordinaires et se retrouvent à adhérer à une structure assimilable à un « culte », relève-t-il.

Faute d’une chaîne de commandement appropriée, certains officiers menant les opérations sur le terrain disposaient d’une grande latitude en Afghanistan et ont commencé « à se penser au-dessus des lois », entraînant les soldats subordonnés dans leur dérive.

Le gouvernement australien devrait, dit M. Elliott, dissoudre les forces spéciales comme l’avait été le Régiment aéroporté canadien au milieu des années 1990 à la suite d’exactions contre des civils en Somalie.

« La haute direction de l’armée australienne ne veut cependant pas aller en ce sens », relève le chercheur, qui impute cette réserve au fait que plusieurs dirigeants importants sont issus des forces spéciales.

Négociations de paix

La polémique touchant les forces australiennes survient alors que le gouvernement afghan et les talibans sont engagés dans de difficiles négociations de paix.

Le président américain sortant, Donald Trump, a compliqué la situation récemment en annonçant qu’il souhaitait réduire le nombre de soldats américains de 4500 à 2500 avant la fin de son mandat, le 20 janvier.

Justin Massie, politologue de l’Université du Québec à Montréal qui suit de près la situation en Afghanistan, pense que la décision américaine, si elle se confirme, renforcera la position de négociation des insurgés.

Les talibans vont accentuer, dit-il, leurs frappes contre les forces nationales et s’en servir « comme levier » pour faire avancer leurs demandes politiques.

Les militaires américains ne veulent pas d’un retrait précipité en Afghanistan pour cette raison et risquent de manœuvrer pour retarder le départ des troupes en espérant que le président désigné Joe Biden viendra renverser la décision, relève M. Massie.

« L’armée américaine est très bonne pour perdre du temps lorsqu’elle veut perdre du temps », conclut-il.