Violence politique, ordre racial et crise identitaire

Par Ginette Chenard
Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques | UQAM

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Depuis les origines, la violence politique aux États-Unis est généralement associée au maintien d’un ordre racial qui corrode fondamentalement l’exercice de la démocratie. Elle subsiste comme une normalité, occasionnellement perturbée par un événement tragique, mais qui reprend vite son état habituel de paix sociale factice grâce au silence de convenance qui l’emmure. Cette violence politique a permis la succession des institutions de l’esclavage et de la ségrégation jusqu’en 1964 et provoqué massacres, tensions sociales, crises identitaires et tueries souvent non sanctionnées.

À deux reprises dans l’histoire américaine, des chefs d’État bien imparfaits en matière de relations raciales, Abraham Lincoln et Lyndon Johnson, ont réussi à désamorcer des crises grâce à la mobilisation civique et à l’intervention du gouvernement fédéral. En ont résulté des avancées significatives pour la justice sociale et les droits civiques. Puis, chaque fois, la violence politique et les antagonismes ont repris le dessus en détournant la portée du progrès.

Depuis les années 1960, la société américaine est confrontée à un nouveau cycle conflictuel. Parallèlement à une vaste offensive contre la démocratie libérale, les tensions raciales se sont envenimées et le ressentiment racial s’est emballé au point d’exposer une fracture sociale désormais insupportable, comme le meurtre de George Floyd. Un autre leader consentira-t-il à payer le prix politique nécessaire pour endiguer les luttes identitaires qui intoxiquent particulièrement le Parti républicain et qui discréditent la démocratie américaine ?

Contexte de la présente crise

Les années 1960 ont débuté avec l’élection de John F. Kennedy et sa promesse d’un « nouvel ordre »national. Les victoires contre le fascisme et le nazisme enorgueillissaient alors le pays, tandis que la suprématie raciale subsistait toujours comme son malaise le plus menaçant. Pour la première fois depuis la Proclamation d’émancipation d’Abraham Lincoln en 1863, un président démocrate s’inspirait de la Déclaration d’indépendance et de son énoncé des principes du libéralisme utopique américain, pour évoquer à la fois le droit à l’égalité pour tous et le contrat social à l’effet que « les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits ». À rebours des manquements démocratiques de ses prédécesseurs, voire du racisme ouvertement affiché par certains, Kennedy affirma que « la liberté et la démocratie prêchées par l’Amérique ailleurs dans le monde avaient aussi leur sens au pays ».

Lyndon B. Johnson a ensuite entrepris de changer l’ordre des choses en offrant à l’histoire le corpus politique le plus audacieux en matière de droits civiques depuis les amendements de la Reconstruction ratifiés respectivement en 1865, 1868 et 1870 avec l’appui des républicains radicaux et des mouvements abolitionnistes. Ainsi, aux lendemains de la guerre de Sécession, l’esclavage fut finalement aboli, un traitement égalitaire en matière de justice garanti à tous et le droit de vote accordé aux hommes noirs. Selon l’historien Eric Foner[1], la démocratie américaine avait progressé en se prêtant à une « renaissance constitutionnelle », car le principe de l’égalité fut finalement inséré dans la Constitution comme un droit devant désormais être protégé par les instances fédérales, et non plus par les États fédérés.

La sape systématique de ces amendements s’est amorcée dès 1876. Le Parti républicain de Lincoln entama sa métamorphose pour graduellement devenir le Grand Old Party (GOP) d’aujourd’hui. Complaisantes et indécises, les autorités fédérales tous partis confondus, y compris la Cour suprême, se sont dérobées à leurs responsabilités en capitulant à nouveau en faveur des Droits des États. Leur laisser-faire a ainsi conforté la réhabilitation des suprémacistes sudistes qui dominaient un Parti démocrate devenu « parti du Sud ». Pendant près de 100 ans, la violence politique de la ségrégation dans le Sud a propagé une terreur raciale décrite comme « le fond de l’abîme ». Dans le reste du pays, la violence politique de la discrimination s’est consolidée au fur et à mesure de la migration de millions de personnes afro-américaines fuyant les régimes Jim Crow.

Des mouvements civiques ont d’abord donné naissance au nationalisme noir dans le Nord avant d’éclater dans le Sud dans les années 1950 et 1960. Face à la crise, Johnson a dû user de tout son pouvoir auprès d’un Congrès récalcitrant pour forcer la sanction de la Loi sur les droits civiques, abolir la ségrégation et proscrire la discrimination. D’autres lois et réformes dans le cadre du programme Great Society se sont additionnées aux lois progressistes du New Deal de Franklin D. Roosevelt. Mais cette fois, Johnson a voulu s’assurer que l’égalité des chances devienne réalité spécialement pour la communauté afro-américaine. « And we shall overcome », avait-il résolument déclaré sur les pas de Martin Luther King.

Dans cette conjoncture politique chargée, Johnson s’est attaqué de front aux pratiques propres à une culture politique ancienne qui était aussi la sienne, et ses compatriotes l’ont accusé de trahison. Homme politique aussi aguerri que lucide, il savait que son parti allait perdre son solide bastion sudiste pour une génération, pensait-il alors, sous-estimant ainsi la force de la réaction. À l’exemple de Lincoln, il a d’emblée accepté de payer un énorme prix politique afin de convertir une crise raciale en occasion de progrès socio-économique.

Virages partisans et guerre culturelle

Quelques années ont suffi pour que des virages partisans et idéologiques notoires se traduisent en « guerre culturelle » au sujet de « qui nous sommes » pour s’approprier « le contrôle de l’âme américaine », avec des conséquences qui perdurent encore. D’une part, le Parti démocrate désormais associé à la défense des droits civiques a effectivement perdu le Sud en soutenant les valeurs du libéralisme, en se rapprochant des groupes minoritaires et d’une vaste coalition hétéroclite de groupes revendicateurs. En soi, le mandat de Barack Obama à titre de premier président afro-américain a été salué par la majorité comme une avancée historique extraordinaire. Pour d’autres, ce fut au contraire le prétexte d’un ralliement populiste d’extrême droite, à l’encontre d’une « menace identitaire » appréhendée, dont s’est servi Donald Trump pour enliser la crise. Aujourd’hui, le programme politique du président Joe Biden incite à penser que ce parti s’amarre encore davantage au droit constitutionnel de l’égalité garanti par un État fédéral plus interventionniste. Au poste de vice-présidente, Kamala Harris entérine un autre aboutissement historique doublement significatif comme femme de couleur.

D’autre part, le Parti républicain de Richard Nixon et celui, suprémaciste, de George Wallace ont emporté dès 1968 un Sud traditionnellement conservateur et antiétatique. La mise en œuvre de sa Southern Strategy a favorisé l’émergence au pays d’un nouveau conservatisme et d’une nouvelle droite républicaine. Elle prônait notamment l’exacerbation des rivalités ethniques et la reconfiguration des districts électoraux dans le but de noyer, voire supprimer, le vote afro-américain. Scandés par ses dirigeants depuis les années 1980, les slogans « Make America Great Again » et « Take Back Our Country » ont réussi à mobiliser plusieurs nostalgiques d’une époque où les personnes noires devaient demeurer des « êtres invisibles », selon l’expression de l'écrivain Ralph Ellison[2].

Éléments fondateurs de la crise

Le nouveau conservatisme républicain s’est essentiellement consolidé à rebours des réformes libérales, tels le New Deal, les droits civiques, la Great Society et l’Obamacare. La réfutation de l’État-providence et du partage de la richesse est devenue dogme depuis le mot d’ordre de Ronald Reagan : « Le gouvernement est le problème ». Avec le temps, le laisser-faire économique, l’injustice fiscale et le pouvoir ascendant des États sur la supervision des droits civiques ont engendré au pays des inégalités sociales singulières. Le GOP s’est transformé en s’appropriant successivement les fondements néo-libéraux et antiétatiques de la « révolution Reagan » ; la pratique de l’obstruction parlementaire et la polarisation partisane réinventées par Newt Gingrich ; la radicalisation par le Tea Party d’une base électorale largement agitée par le ressentiment racial ; et le mouvement populiste de Donald Trump à coups de démonisations, de théories conspirationnistes, de mensonges et d’insinuations racistes, notamment celle imputant sa défaite au vote de la communauté afro-américaine. D’où ses réclamations séditieuses auprès des autorités en Géorgie dans le but de renverser en sa faveur les voix du Collège électoral.

La violence politique a atteint un comble lors de l’assaut insurrectionnel du 6 janvier commandé par un président déchu, assoiffé de pouvoir et dédaigneux des institutions. Encore en 2021, des drapeaux confédérés ont alors été déployés et un nœud coulant, potence symbolique des lynchages racistes, fut érigé en face du Capitole, aussi appelé « maison du peuple ». Encore en 2021, une quarantaine d’États, dont la Géorgie, se revendiquent ouvertement d’une légitimité suspecte afin de restreindre le droit de vote de la communauté noire et des minorités ethniques, par l’adoption de centaines de lois susceptibles de venger la défaite républicaine et de protéger ultimement la suprématie républicaine blanche, à l’encontre des réalités démographiques et surtout de la démocratie[3].

Contrairement à ses prédécesseurs, Donald Trump a distinctement abusé de son pouvoir pour s’ériger en objet de culte, promouvoir publiquement la violence, déconstruire des institutions et induire fallacieusement dans l’esprit de dizaines de millions d’électrices et d’électeurs la croyance que l’appareil gouvernemental est foncièrement frauduleux et les processus démocratiques illégitimes. Il a galvanisé à un tel point la polarisation partisane, la crise identitaire et la violence auprès de groupes terroristes d’extrême droite engagés dans une « guerre raciale », que plusieurs appréhendent des conséquences irréparables pour la démocratie américaine.

L’acquittement de Donald Trump, à l’issue de son second procès en destitution, fut une occasion ratée par le leader Mitch McConnell et une minorité de sénateurs pour signifier leur mainmise sur leur parti. L’establishment du GOP s’est esquivé en faveur de la continuité, afin d’éviter de payer le prix politique nécessaire pour juguler la présente crise. Vraisemblablement, nul ne saurait s’attendre à ce que se manifeste de sitôt un Lincoln ou un Johnson capable d’entamer une succession républicaine autrement que sur la base de l’héritage laissé par Donald Trump. La violence politique poursuivra son cycle avec ses dessous de normalité au détriment de la démocratie américaine.

 

[1] Eric Foner (2019) The Second Founding, How the Civil War and Reconstruction Remade the Constitution, New York : W. W. Norton & Company.

[2] Ralph Ellison (1947) Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Série Les cahiers rouges, Paris : Grasset. Traduction française parue en 1969.

[3] Prononcé en 2013, l’arrêt de la Cour suprême, Shelby County v. Holder, avait révoqué la protection du gouvernement fédéral en matière de droits civiques à l’égard de plusieurs dispositions de la Loi sur le droit de vote de 1965 et rendu possible l’adoption par les États d’une foule de mesures restrictives relativement à l’exercice du droit de vote des minorités.

Ginette Chenard, PhD, est co-présidente de l’Observatoire sur les États-Unis, auteure de Le Sud des États-Unis. Rouge, Blanc, Noir (Septentrion 2016) et déléguée du Québec, Sud des États-Unis (2006-2011)

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30 mars 2021
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