Fleurons canadiens et marché chinois : entre prudence et convoitise

Par Simon Piché-Jacques
Chroniques des nouvelles conflictualités - Chaire Raoul-Dandurand

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Depuis deux ans, la compagnie aéronautique canadienne Pratt & Whitney attend le feu vert d’Ottawa pour finaliser un énorme contrat avec la Chine. En cause : des craintes de vol de propriété intellectuelle, et de réutilisation de technologies canadiennes à des fins militaires. L’appareil de sécurité nationale canadien fait-il bien d’intervenir dans les affaires commerciales avec Pékin ?

Depuis 2018, Affaires mondiales Canada (AMC) empêche le fabricant de moteurs d’avion canadien Pratt & Whitney (P&WC)[1] de finaliser un énorme contrat avec le géant chinois de l’aéronautique Aviation Industry Corporation of China (AVIC). La raison ? Ottawa craint, une fois la transaction complétée, tant le vol de propriété intellectuelle qu’une utilisation militaire des engins aéronautiques hautement sophistiqués. Au final, les trois milliards de dollars que P&WC espère recevoir en retour de moteurs à turbo propulsion nouvelle génération — essentiels à la création d’une flotte d’avions civils chinois (MA700) — ne sont toujours pas encaissés.

Ces délais sont particulièrement longs, car en moyenne, il suffit d’une quarantaine de jours pour qu’un permis soit octroyé (ou non) par Affaires mondiales Canada. Or, le dossier est en attente depuis maintenant deux ans, et Ottawa n’a toujours pas officiellement justifié ces délais. Une situation que déplorent les partis d’opposition à Ottawa, à l’exception du Parti conservateur, qui salue la prudence des libéraux.

Rappelons-nous que ce n’est pas la première fois qu’Ottawa intervient de la sorte. En 2018, le gouvernement Trudeau a bloqué le rachat de la compagnie de construction Aecon par l’entreprise chinoise CCCC International Holding. À la suite d’un examen approfondi de la transaction exigé par la Loi sur Investissement Canada, le gouvernement avait conclu que le rachat, évalué à 1,5 milliard de dollars, contrevenait aux intérêts nationaux et comportait des risques pour la sécurité nationale.

P&WC sur la sellette

L’hésitation d’AMC serait également due à un litige révélé huit ans plus tôt. En 2012, P&WC et Hamilton Sundstrand Corporation (HSC), une filiale d’UTC, ont été accusés d’avoir violé l’embargo américain sur les ventes d’armes à la Chine, imposé par les États-Unis à la suite des événements tragiques survenus sur la place Tian’anmen en 1989. Plus précisément, P&WC et HSC ont poursuivi la vente de moteurs et de logiciels destinés à un projet clandestin d’hélicoptères de combat chinois de type Z-10 (l’équivalent du Cobra américain).

Selon un communiqué de presse du département de la Justice des États-Unis, la Chine dissimulait ce programme d’hélicoptères militaires derrière un volet civil pour ne pas nuire à la collaboration d’entreprises occidentales avec Pékin. Mais voilà qu’en toute connaissance de cause, P&WC et HSC ont poursuivi leurs transactions avec la Chine. Des courriels d’employés de P&WC, remontant jusqu’aux années 2000, ont été saisis dans le cadre de l’enquête américaine, prouvant que l’entreprise canadienne et HSC servaient bel et bien les ambitions militaires chinoises. À sa défense, P&WC avait déterminé que l’exportation des moteurs n’exigeait pas de licence des États-Unis, parce que lesdits moteurs étaient identiques à ceux que P&WC fournissait déjà à la Chine pour des hélicoptères commerciaux[2].

Nortel, Lockheed Martin et Airbus : le dénominateur commun

Une autre raison pourrait expliquer les réticences d’AMC à donner le feu vert pour l’envoi de ces moteurs : certains cas de vol ou de transfert de propriété intellectuelle sont toujours frais dans la mémoire des dirigeants canadiens. À commencer par l’affaire impliquant la compagnie Nortel, le géant canadien des télécommunications qui a fait faillite en 2009, suite à plusieurs années d’opérations d’espionnage chinoises[3].

Brian Shield, ex-conseiller en cybersécurité chez Nortel, expliquait récemment dans une entrevue à Global News que des pirates informatiques chinois avaient accaparé les données sensibles de l’entreprise au moyen d’une « porte dérobée » (backdoor) implantée dans le système informatique de Nortel, et les avaient ensuite envoyées vers Shanghai et Pékin dans des fichiers cryptés. Ces opérations d’espionnage auraient éventuellement facilité l’ascendance fulgurante des compétiteurs chinois Huawei et ZTE[4]. C’est du moins ce que suggère le rapport d’enquête sur cette affaire, dirigé par Brian Shield[5].

Des cas semblables à celui de P&WC impliquant la Chine restent également gravés dans les mémoires d’un grand nombre d’experts de la sécurité nationale. Aux États-Unis, l’affaire entourant le F-35 du fabricant aéronautique américain Lockheed Martin a soulevé la colère du Pentagone, alors que la Chine a été soupçonnée d’avoir volé une quantité impressionnante de données sur la conception et les systèmes électroniques de l’avion furtif. Des soupçons probablement fondés, car en l’espace de six ans, la Chine a pu concevoir, fabriquer et inaugurer (en 2012) le Shenyang FC-31 ou « J-35 », une copie visuellement quasi conforme au F-35.

Par ailleurs, en 2018 au Royaume-Uni, une agence rattachée au Service du renseignement intérieur britannique (MI-5), le Center for the Protection of National Infrastructure (CPNI), a repéré des employés d’Airbus des sites anglais et gallois – là où sont fabriqués les ailes des avions de la compagnie française — qui faisaient d’étranges allers-retours vers Jiangsu, en Chine. L’histoire a révélé que les salariés d’Airbus avaient participé à des conférences organisées par l’Université aéronautique de Nankin et avaient partagé de l’information sur la conception des appareils français avec le ministère de la Sécurité de l’État (MSE ou Guoanbu), le Service de renseignement chinois[6].

Une prudence justifiée ?

Les craintes du gouvernement canadien quant à l’utilisation par la Chine des moteurs de P&WC à des fins militaires sont-elles justifiées ? En tout état de cause, si l’on prête attention aux nombreux cas de transfert de technologies occidentales vers la Chine ces dernières années, la variable militaire n’est jamais très loin. C’est ce que souligne une analyse de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), proposée par Meia Nouwens et Helena Legarda, toutes deux spécialistes des enjeux de sécurité en Chine. Elles affirment qu’une coopération soutenue existe dans ce pays entre la sphère civile et militaire, notamment dans les domaines de l’aérospatiale, de la cybersécurité, de la technologie quantique et de l’autonomisation des systèmes.

De même, si les spécialistes du renseignement à Ottawa voient d’un mauvais œil les tactiques commerciales de la Chine, c’est possiblement en raison du fait que la Chine prévoit de moderniser son appareil militaire durant les prochaines années, en se servant de certaines technologies occidentales pour accélérer le processus[7]. En effet, l’Armée populaire de Chine (APL) fait actuellement l’objet d’une série de réformes visant à moderniser ses capacités militaires conventionnelles. Meia Nouwens et Helena Legarda soulignent que ces réformes visent tant l’accroissement de la compétitivité des sociétés d’État du secteur de la défense, que l’amélioration du potentiel innovateur chinois par l’entremise du secteur civil.

Rappelons qu’au Canada, cette méfiance s’inscrit dans un contexte diplomatique tendu et fragilisé avec la Chine. En effet, le dialogue est particulièrement difficile depuis l’arrestation de Meng Wanzhou et la détention des ressortissants canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor en 2018.

Au nom du profit

Tiraillées entre la volonté de sécuriser leurs acquis et celle de conquérir de gigantesques marchés, plusieurs entreprises canadiennes, comme P&WC, tendent à faire preuve d’une grande tolérance au risque. Désireux de protéger les leaders entrepreneuriaux des secteurs stratégiques, le gouvernement canadien se heurte souvent à une culture d’entreprise dominée par l’appât du gain. Cette réalité somme les entreprises d’évaluer les nouvelles menaces et d’adapter rapidement leurs cultures d’affaires, explique Michel Juneau-Katsuya, PDG de Northgate Group et ancien haut fonctionnaire au Service canadien du renseignement de sécurité[8].

Entre convoitise et prudence, donc, la course folle pour le leadership techno-industriel mondial force les entreprises canadiennes à grand potentiel innovant à considérer la Chine comme un client distinct. Désormais en première ligne des tensions diplomatiques sino-canadiennes, ces entreprises doivent autant réaliser que bien des coups sont et continueront d’être permis dans la vaste arène corporative.

[1] Pratt & Whitney Canada, leader mondial de l’aérospatiale, est une entreprise indépendante de Pratt & Whitney. Cependant, les deux entreprises sont des filiales du conglomérat américain United Technologies Corporation (UTC). Plus de 1100 transporteurs aériens utilisent les moteurs de P&WC, et ce, dans plus de 200 pays et territoires. Entre 2014 et 2019, P&WC a investi plus d’un milliard de dollars en recherche et développement (R&D), afin de concevoir une nouvelle génération de moteurs d’avion. L’entreprise canadienne se classe ainsi parmi les plus grands investisseurs canadiens en matière de R&D.

[2] Selon le même communiqué du département de la Justice des États-Unis, P&WC, HSC et UTC ont finalement dû verser plus de 75 millions de dollars américains dans le cadre d’un règlement mondial avec le département de la Justice et le département d’État américain concernant la violation des exportations d’armes en Chine et pour avoir faussement et tardivement divulgué des renseignements au gouvernement des États-Unis.

[3] À son apogée, la valeur marchande de Nortel était de 367 milliards de dollars (plus de 35 % de l’indice boursier de référence du Canada). L’équipementier canadien des télécommunications était l’un des leaders mondiaux en matière de transmission de données par la fibre optique et possédait de nombreux brevets d’appareils sans fil.

[4] Voir l’ouvrage de Yun Wen (2020), The Huawei Model : The Rise of China’s Technology Giant.

[5] Pour un expert du renseignement canadien qui a couvert le dossier Nortel, la prise de contrôle de la compagnie canadienne par la Chine a été réalisée de diverses manières, dont le piratage informatique, l’écoute électronique et l’utilisation d’espions professionnels à l’intérieur de la compagnie et d’étudiants embauchés par Nortel. Voir l’article de Sam Cooper « Inside the Chinese Military Attack on Nortel », publié par Global News.

[6] Les relations entre Airbus et la Chine sont mouvementées depuis plusieurs années. En 2013, par exemple, l’armée de l’air chinoise a courtisé la compagnie française pour acquérir leur avion de transport militaire A400M. Également en 2018, une cyberattaque du groupe de pirates chinois (APT10), visant le fournisseur d’Airbus, Expleo, avait pour but de dérober des données de certification des avions Airbus. Des données essentielles à la Chine pour concevoir leurs avions C919 qui tardent à devenir opérationnels.

[7] Voir, à cet effet, William C. Hannas, James Mulvenon et Anna B. Puglisi (2013), Chinese Industrial Espionage : Technology Acquisition and Military Modernization.

[8] Pour en apprendre davantage sur la sécurité d’entreprise et les tactiques commerciales chinoises, voir l’ouvrage d’Amy Karam (2016), The China Factor : Leveraging Emerging Business Strategies to Compete, Grow, and Win in the New Global Economy.

Simon Piché-Jacques est chercheur à l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand.

 

 

 

20 octobre 2020