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Sociétés militaires privées et règlement des crises


Le panorama des crises actuelles consacre le rôle d’acteurs d’un type nouveau, les sociétés militaires privées (SMP). Alors que les engagements se multiplient en nombre comme en durée, les effectifs des armées occidentales décroissent sans cesse, générant une tension évidente sur les ressources humaines et matérielles. Ce paradoxe permet le développement d’un marché de la sécurité dans lequel s’entremêlent la conduite des opérations, la logique économique et les intérêts nationaux. Si elle contribue à la stabilisation, la présence de ces entrepreneurs de guerre participe à l’insécurité et obère l’établissement des conditions de sortie de crise.

Une ressource militaire comptée

Les armées occidentales se caractérisent aujourd’hui tant par des formats limités que des architectures de forces complexes et coûteuses. Alors que la Guerre froide imposait des systèmes pléthoriques couvrant l’intégralité du spectre capacitaire, l’effondrement soviétique a induit un recentrage autour des fonctions de combat et l’externalisation de pans entiers du fonctionnement des armées, notamment pour la logistique. Les forces américaines font ainsi massivement appel aux services de sociétés comme Kellogg, Brown and Root (KBR) pour l’alimentation, la construction et l’entretien des cantonnements, la formation des combattants ou encore la protection des sites.

Héritage de la nécessité de surclasser le Pacte de Varsovie, la technologie imprègne profondément l’organisation et les doctrines d’emploi des armées occidentales. La révolution dans les affaires militaires, fondée sur la maîtrise informationnelle de l’espace des opérations et la destruction de l’adversaire au moyen de tirs puissants, précis et délivrés à distance de sécurité, procède directement de ce primat technologique. Les campagnes d’Irak en 1991 puis du Kosovo en 1999 ont conforté ces modèles théoriques, induisant de nouvelles réductions d’effectifs.
Mais les insurrections afghane et irakienne en soulignent les limites et les failles, ce qui rend aux « gros bataillons » leurs titres de noblesse. Qu’il s’agisse de stabilisation ou de reconstruction, les opérations actuelles exigent en effet moins de détruire l’adversaire que de contrôler durablement le milieu ; désormais, la guerre se mène et se gagne au sein des populations, dans un environnement complexe et sur le long terme. Si leurs ressources confèrent qualitativement aux armées occidentales d’excellentes capacités manœuvrières, leurs effectifs comptés ne leur permettent guère de répondre à toutes les sollicitations opérationnelles. Les SMP trouvent là une occasion d’offrir leurs services commerciaux.

Un environnement social sensible

Au plan intérieur tout d’abord, l’emploi de « sous-traitants » (contractors) évite d’exposer les troupes dans des missions mal acceptées par l’opinion publique. L’externalisation limite les risques électoraux liés aux pertes au combat, d’autant plus que les SMP recrutent fréquemment hors des frontières des pays pour lesquels elles travaillent. Ainsi, une grande partie du personnel logistique employé par KBR en Afghanistan provient de Bosnie-Herzégovine, du Kosovo ou encore du Kirghizstan. Sur la scène internationale, la contractualisation permet de répondre à des crises dans lesquelles une intervention directe serait diplomatiquement ou juridiquement impossible. Ainsi, la Drug Enforcement Agency (DEA) a confié à DynCorp des missions de soutien, d’entraînement et de conseil aux forces de l’ordre colombiennes dans leur lutte contre le trafic de drogues. C’est dans une logique similaire que Géos fournit conseils et audits aux exploitants pétroliers présents dans le golfe de Guinée, participant à la préservation des intérêts stratégiques français sans que la France puisse être accusée d’ingérence.

Dotant les gouvernants d’un outil souple puisque relevant plus du droit du travail que de celui des conflits armés, la contractualisation permet aussi de contourner les barrages institutionnels nationaux ou internationaux réglementant l’emploi des forces armées : si le président des Etats-Unis doit obtenir l’aval du Congrès pour engager des troupes hors des frontières pour une durée supérieure à 30 jours, rien ne vient limiter, dans le droit institutionnel américain, le recours à une entreprise, y compris pour mener des actions à caractère militaire. En 1995, l’administration Clinton a ainsi contourné l’embargo s’exerçant sur l’ex-Yougoslavie en engageant MPRI pour conseiller les armées croates.

Des apports ambigus

Les SMP apportent un soutien précieux aux gouvernements qui les emploient. Fortes de savoir-faire militaires et policiers, elles jouent un rôle déterminant dans le processus de réforme des services de sécurité (RSS), essentiel à la reconstruction d’Etats déliquescents. Leur présence contribue aussi au processus de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR). En effet, leur fonctionnement repose sur une logique contractuelle sélective. Ces sociétés n’entretiennent pas une main-d’œuvre permanente ; elles recrutent selon les besoins de chaque mission, et pour satisfaire aux tâches d’intendance et de garde statique, elles font souvent appel aux ressources locales, intégrant nombre d’anciens miliciens qui se trouvent ainsi reconvertis. Lorsqu’Aegis a mis sur pied la force de protection des infrastructures pétrolières irakiennes, l’entreprise a massivement fait appel aux milices claniques et aux anciens des forces de sécurité locales, faisant preuve d’une remarquable compréhension du milieu irakien.
De plus, leur permanence sur les lieux des opérations permet souvent aux agents contractuels de s’insérer durablement dans l’environnement humain et d’y nouer des liens étroits avec les bénéficiaires de l’engagement, donc d’instruire et d’entraîner plus efficacement. Ainsi, les agents de MPRI et DynCorp travaillant au sein du Combined Security Transition Command –Afghanistan (CSTC-A), état-major chargé de la montée en puissance des forces de sécurité afghanes séjournent en moyenne de 30 à 36 mois sur le théâtre, alors que les militaires alliés ne restent qu’entre 6 et 15 mois.
Mais les apports de ces sociétés ne sont pas que bénéfiques. Localement, leur présence et les déficiences du contrôle interne des SMP contribuent à la dégradation du climat sécuritaire. Subordonnés à un contrôle lointain plus qu’à un commandement direct, les agents privés outrepassent parfois la lettre et l’esprit de leur contrat. En dépit des efforts de certains États pour réguler ce secteur d’activité, les opérations conduites par les SMP s’inscrivent toujours dans des vides juridiques. Ces entreprises de droit privé agissent selon les termes d’un contrat, ce qui les place hors du cadre juridique régissant le déploiement des forces armées régulières. Ces lacunes ouvrent la porte à des dérives préjudiciables tant à l’image de la force qu’à la conduite des opérations et donc à l’établissement des conditions de sortie de crise. Elles délégitiment l’action des nations contributrices, ce dont témoignent les débats opposant le gouvernement fédéral irakien à la puissance tutélaire américaine sur la présence d’agents de Xe - Blackwater en Irak.

Un marché en pleine croissance

Le marché de la sécurité possède un fort potentiel de croissance : le chiffre d’affaire consolidé des principales SMP anglo-saxonnes est ainsi estimé à quelques 100 milliards de dollars américains. Les marchés publics dont dépendent ces sociétés sont colossaux : la formation de la nouvelle police irakienne porte sur 50 millions et concerne 1 000 agents privés. Landmark Support Service a obtenu du ministère de la défense britannique un contrat portant sur la gestion de 120 centres d’entraînement, pour un montant d’un milliard. Les principales entreprises d’armement et de technologie militaire ont parfaitement perçu l’intérêt de cette activité et développent des solutions de services intégrées. La prise de participation dans une SMP leur permet de conquérir de nouvelles parts de marché. Le secteur évolue alors selon une logique d’intégration horizontale : MPRI est une filiale de L3 Communications, elle-même intégrée à Lockheed-Martin Marietta. Les appels d’offre des organisations internationales favorisent d’ailleurs cette tendance. Les acteurs économiques régionaux, dont les « seigneurs de la guerre », y trouvent aussi leur intérêt. Certains recourent aux services de ces sociétés ou s’engouffrent dans une activité rentable, masquant au besoin des activités moins licites. Régionalement, ceci aboutit à la création de véritables armées privées dont les logiques d’emploi échappent au processus de sortie de crise et entretiennent une instabilité endémique. Ainsi, en juillet 2009, une société prestataire de services de sécurité s’est trouvée impliquée dans une échauffourée qui s’est soldée par la mort de deux officiels régionaux de haut niveau, le général commandant la police et le procureur pour la province de Kandahar.

Quelques conséquences sur le règlement des crises

Dans une certaine mesure, les SMP permettent aux États de fuir la logique même de leurs politiques de défense en palliant des déficits capacitaires sciemment consentis et aménagés. De ce fait, alors que la réduction des effectifs militaires devrait orienter les décisions politiques vers des engagements courts et sélectifs, les services offerts par les SMP permettent de les multiplier et de les laisser perdurer en dégageant les effectifs militaires nécessaires à de nouvelles expéditions. La manœuvre des effectifs engagés en Irak à partir de 2006 par le gouvernement britannique est exemplaire : le nombre de contractuels a augmenté au fur et à mesure que le contingent militaire décroissait, maintenant ainsi une présence britannique constante dans la région de Bassorah et permettant de rediriger l’effort militaire gouvernemental vers le nouveau théâtre prioritaire, l’Afghanistan. De plus, ces entreprises répondent à une logique économique, où la durée est une composante de la rentabilité. Les condottieri de la Renaissance ne procédaient pas autrement, vendant leurs services au plus offrant, préservant leur capital humain et matériel par des manœuvres dilatoires, entretenant ainsi un marché captif, celui de la guerre endémique de (très) basse intensité. De même, pour les SMP contemporaines, il s’agit moins de répondre à une situation de crise de façon efficace que d’emporter et d’exploiter un marché.
L’apparition de nouveaux acteurs dans les zones de conflit, les chefs de bandes armées et les SMP, contribue à démanteler l’ordre westphalien en brisant le monopole de l’État sur la guerre. Si dans la conduite des opérations les SMP ne peuvent être ignorées, ne serait que parce qu’elles sont souvent engagées aux côtés des armées occidentales, se pose néanmoins la question du contrôle et de la coordination avec les forces déployées sur les théâtres des opérations.

Emmanuel Meyer est diplômé de Saint-Cyr et officier du Génie, stagiaire au Collège Interarmées de Défense. Ce texte ne reflète que les opinions de son auteur, en aucun cas une position institutionnelle française.

Pour aller plus loin

http://www.swisspeace.ch/typo3/fr/p...
http://www.sciencespo-toulouse.fr/I...
http://www.privatemilitary.org/
http://www.globalsecurity.org/milit...

Mots-clés : Points de mire
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